Le personnage de roman du XVII° siècle à nos jours

Destin, cruauté et monstruosité
Textes d’appui : Les liaisons dangereuses (lettres CLXXIII et LXXXI), La Princesse de Clèves (œuvre intégrale), American Psycho (p.176-179 et p.394-397), Frankenstein (œuvre intégrale)

I. Définition
     Avant d’analyser les œuvres, il faut définir les termes. Qu’est-ce que le destin ? La cruauté ? La monstruosité ? N’y a-t-il qu’une seule représentation pour chacun des termes, ou peut-on au contraire les interpréter de différentes manières selon le point de vue adopté ? Les analyses qui suivent ne sont pas fermées, d’autres explications sont bonnes à partir du moment où il intervient une justification sensée et acceptable.
La relativisation est une notion clé à considérer pour la définition de ces termes.

          1) Le destin
     Il renvoie au futur d’un être, d’une chose ou d’un ensemble (pas nécessairement vivant). Il est généralement compris comme dépendant d’une force supérieure qui (nous) commande et contre laquelle rien ni personne ne peut lutter. Toute tentative d’échapper à son destin serait vaine et illusoire.

     Au-delà de l’inéluctabilité, on se posera la question de savoir ce qui crée l’accomplissement du destin. Qui est responsable des choix ? Qui prend les décisions ? Le personnage, l’auteur, un ou plusieurs dieux… ?
On se demandera si les choix dépendent du personnage lui-même ou si ils lui sont dictés, consciemment ou non.
C’est l’analyse de cette source (qui peut être un parti pris de la part du lecteur lorsque le destin n’a pas d’auteur explicite) qui nous permettra ensuite d’analyser de manière convenable le destin d’un ou de plusieurs personnages.

          2) La cruauté
     Ce qui fait souffrir, qui est dur. La définition de la cruauté est soumise à la relativisation : ce qui est cruel pour quelqu’un ne l’est pas forcément pour un autre. De même que pour le destin, la source doit être identifiée. Par qui ou quoi la souffrance est-elle infligée ? Le personnage souffre-t-il à cause de lui-même, par ses actes ou pensées ? Ou quelqu’un ou quelque chose le fait-il souffrir ?

     On s’intéressera au degré de souffrance et à sa longueur. Quelle frontière donner à la cruauté ? Où commence-t-elle ? Quel acte peut être défini comme cruel ? Il y a donc une norme que le lecteur doit mettre en place, ou même des normes puisqu’on pourra voir entre autres celle de la société (régie par les lois par exemples) et celle du lecteur pour qui les critères peuvent différer.

          3) La monstruosité
     Le terme renvoie à l’anormalité, l’abomination, l’atroce, le contre-nature, l’horrible, l’anomalie, le difforme, ce qui choque. Plus encore qu’avec les précédents termes, il faut relativiser et prendre en compte les diverses possibilités et ne pas s’enfermer dans notre propre idée de ce qu’on se fait du caractère monstrueux.

     Qu’est-ce qu’un monstre ? Le monstre se définira de différentes manières. La 1ère définition est celle du caractère physique anormal. Dès lors un dilemme se pose : toute anormalité est-elle considérée comme monstrueuse ? La réponse est bien évidemment non. Il faut s’interroger sur ce qui définit la normalité, comment elle est perçue individuellement et collectivement. Mais l’anormalité n’est pas suffisante, puisqu’elle peut rendre un être ou une chose spéciale sans pour autant les placer dans la catégorie du monstre. De ce fait on s’interrogera sur les limites qui permettent de placer une entité dans cette catégorie ou non, en gardant à l’esprit qu’elles sont arbitraires. Par exemple : la perception de la beauté peut être un critère déterminant.

     Une fois l’aspect purement physique traité, on se penchera sur l’aspect moral, les actions. De même que précédemment, on s’interrogera sur les frontières qui permettent de comparer des actes normaux à des actes monstrueux, c’est-à-dire qu’on relativisera. À partir de quand peut-on dire que la violence est monstrueuse ? Peut-on seulement justifier la violence ? Ici le monstre n’est plus défini par son apparence mais par ses actions. Une fois qu’on a mis en place une définition claire (qui dépend en grande partie de l’idée que s’en fait le lecteur, mais qui peut être orientée par l’auteur), il peut être intéressant d’identifier qui est vraiment le monstre. Indéniablement, le personnage qui commet l’acte abominable est un monstre, mais est-il le seul ? Que penser du monde dans lequel il évolue ? Par ses mots soigneusement choisis, l’auteur ne fait-il pas preuve de monstruosité en choisissant de décrire l’horreur ? Est-il seulement le rapporteur d’un fait, d’une idée, ou en est-il le créateur ?

     Pour analyser un ou plusieurs textes, il faut définir les termes qu’on nous propose en leur donnant des limites. Ces limites permettent ainsi d’orienter la recherche et d’éviter les dérives. Relativiser en proposant des définitions nuancées permet une analyse plus juste, complète et intéressante d’un texte.

II. Frankenstein ou le Prométhée moderne
     Mary Shelley (1797-1851) a publié Frankenstein en 1818. Ce roman est un mélange de genres : romantisme, gothisme, science-fiction. Le roman repose sur une structure particulière qui distingue une forme enchâssante qui encadre une forme enchâssée. On a un récit à l’intérieur du récit. Robert Walton écrit à sa sœur, raconte son voyage et sa rencontre avec Victor Frankenstein. Il rapporte l’histoire de Victor comme si c’était ce dernier qui parlait.

[ Robert Walton [ Victor Frankenstein ] Robert Walton ]

De même, à l’intérieur même du récit enchâssé, on a encore une forme enchâssée avec la prise de parole de la créature des chapitres XI à XVI : seule elle parle, elle raconte son histoire en s’adressant à son créateur.
Prométhée : titan qui a créé des hommes à partir d‘argile et a offert le feu à l’humain.

III. Destin tragique contre bon sens
     Le destin se solde inéluctablement par la mort, c’est le lot des vivants. Ce qui importe, c’est comment on arrive à cette mort : est-elle tragique ? prématurée ? précédée d’une vie heureuse ?
Dans La Princesse de Clèves et Frankenstein, les personnages sont voués au malheur avant de mourir. Le bonheur leur est refusé, de même que chez les libertins de Les Liaisons dangereuses. Mais ce bonheur ne pouvait-il pas être possible ? Dans les 3 cas, les personnages ont le choix, et c’est ce choix qui dicte leur avenir. Tous ont refusé un bonheur possible et à leur portée, que ce soit par vertu (Mme de Clèves), par vanité (Mme de Merteuil et Valmont) ou par aveuglement (Victor). Ces personnages auraient pu éviter le malheur en modifiant leurs décisions et en acceptant de renoncer à certaines « valeurs ».
     Mais certains n’ont pas le choix, on leur enlève, leur arrache leur futur radieux. C’est ce qui se produit pour la créature de Frankenstein dont les intentions sont au départ pures et qui ne demande qu’à être aimée et avoir des amis. Mais les humains la rejettent sans même la connaître, jugeant seulement sur son apparence, alors que c’est un être bon, aux désirs honnêtes et vertueux. Dans American Psycho, le destin s’abat sur les victimes du héros (Patrick Bateman). Ce dernier choisit ou non de les tuer, elles n’ont pas le choix, leur destin dépend de cet individu fou et sans pitié. C’est aussi similaire dans Frankenstein où les 4 victimes de la créature (William, Justine, Clerval et Élizabeth) n’ont pas le choix, elles sont tuées malgré leur innocence, pour satisfaire la vengeance du monstre, vengeance engendrée par un rejet total de la société humaine. La victime est devenue bourreau.

IV. Cruauté de la vie et des vivants
     La cruauté apparaît sous au moins 2 formes : les souffrances infligées par la vie, et celles créées par les êtres vivants (dont l’Homme), et qui sont volontaires.

          1) L’amour comme source de joie et de de souffrance
     Les sentiments sont à la fois le chemin vers le bonheur, mais aussi des remparts. Qu’ils soient primaires (attirance sexuelle, désir) ou plus développés (amour), ils apparaissent comme influençant la vie des personnages. Les sentiments que porte Valmont à Mme de Tourvel (cf. texte B du contrôle 1) le mènent à la souffrance : ou bien il reste avec elle et « endure » les railleries de Mme de Merteuil, ou bien il la quitte (ce qu’il a fait) pour satisfaire son orgueil. Dans les 2 cas, le personnage ne connaît pas le bonheur. On a la même chose avec Mme de Clèves qui est partagée entre devoir et passion. Le désir (ici primaire, puisqu’au final elle ne connaît pas Nemours) est un parasite qui gâche sa vie mais aussi celle d’autres personnages. Dans Frankenstein, les sentiments sont une source de bonheur, une motivation. Ils sont d’autant plus dangereux lors de la perte d’un être cher, ils influencent directement la santé du personnage et peuvent mener à la mort. C’est ce qui se produit avec le père de Victor, ou dans La Princesse de Clèves avec M. de Clèves.
     Les sentiments sont à double tranchant : ils peuvent procurer un bonheur inouï comme faire s’abattre le plus grand des malheurs. Et c’est ce qui en fait une des principales cruautés de la vie. L’attachement aux autres implique nécessairement un détachement futur, volontaire ou non, voire une impossibilité de s’attacher aux autres malgré un désir réciproque.

          2) Les problèmes des sociétés
     La société/le milieu social peut être un rempart aux désirs des personnages. On observe cette difficulté dans Les Liaisons dangereuses et La Princesse de Clèves, avec des individus qui doivent correspondre à une image, un modèle (qu’il soit contestable n’importe aucunement). On assiste à un refoulement de l’être, du soi, les désirs et les passions ne peuvent être assouvis sous peine d’être rejeté par le monde auquel le personnage appartient. La société inflige, crée des souffrances envers ceux qui y appartiennent (volontairement ou non).

     Inversement, les règles définies par la normalité et l’acceptable peuvent être un problème pour quelques-uns. Dans American Psycho, Bateman est complètement décalé de la société sans pour autant en être hors. Il ne résiste pas à ses pulsions meurtrières, il se fait plaisir, tout en sachant pertinemment que ses actions ne sont pas acceptées et qu’elles sont punies.

          3) Les actions de chacun
     Outre une cruauté qu’on pourrait qualifier de « naturelle » puisqu’elle repose sur des évènement et éléments dont nous ne sommes pas (plus) directement responsables, il y a celle infligée par l’individu. C’est présent dans les 4 œuvres étudiées. Dans Les Liaisons dangereuses et American Psycho, la cruauté est volontaire et est liée au plaisir : les personnages tirent une satisfaction de la souffrance qu’ils infligent aux autres, soit-elle morale (les libertins) ou physique (Bateman). Dans La Princesse de Clèves, les relations sentimentales, les jeux sentimentaux, les tentatives de séduction contribuent à la souffrance de certains personnages. La manière dont M. de Nemours insiste envers la princesse relève de la cruauté : il sait que Mme de Clèves est mariée or il tente de la séduire. Lorsqu’il s’est aperçu de son attirance pour lui, il continue sa séduction, quitte à mettre son mariage en péril. De plus, il ne tient pas compte des sentiments de M. de Clèves. Il crée une double souffrance (plus la sienne) qui va mener à la mort d’un des personnages, et ceci uniquement par vanité.

     Dans Frankenstein, la cruauté se manifeste sous de nombreux aspects. Ça commence par le rejet de la créature. Victor rejette sa création alors qu’elle lui appartient. Cet être nouveau, bien qu’hideux, n’a encore rien fait pour mériter d’être repoussé, exclu de l’humanité. La cruauté se manifeste à travers les humains qui bannissent un individu à cause de son apparence, sans même savoir qui il est. Cette cruauté ne restera pas impunie. La créature, trop de fois rejetée, va vouloir se venger de son créateur. Cette vengeance va se faire par le meurtre : elle va tuer des innocents (dont un enfant) pour atteindre Victor. Il y a une triple souffrance : physique sur les victimes, morale sur Frankenstein, et morale sur la créature qui est malheureuse. C’est une cruauté conditionnée, elle n’est originellement pas naturelle, mais elle s’avère être nécessaire à un être que les humains ont destiné à la solitude.

V. Le monstre sous toutes ses formes
     Si l’anormalité est un critère de la monstruosité, alors tous les héros correspondent. Mademoiselle de Chartres (= Mme de Clèves) par sa vertu exemplaire (et, pourquoi pas, sa candeur), les libertins pour leur appartenance au monde libertin (ils refusent la société « normale »), Bateman pour ses actes qui ne correspondent pas au modèle citoyen, la créature de Frankenstein pour son existence même, Victor pour s’être créé une quête (arrêter sa création) qui l’empêche d’appartenir pleinement à sa société malgré lui. Ce sont tous des personnages exceptionnels, ils appartiennent au monde de la rareté.

     Physiquement, seule la créature de Frankenstein correspond au modèle monstrueux. Haute de plus de 2,40m (8 pieds), capable de résister au froid, plus forte qu’un homme, elle est supérieure en de nombreux points. Elle apparaît comme une extension de l’humain, une évolution. Mais le côté monstrueux est surtout souligné par sa laideur qui est telle que quiconque la voit est horrifié et détourne son visage ou pire : fuit. Même son créateur ou celui qui sait tout d’elle (Walton) ont du mal à la regarder : p.120 « sa laideur surnaturelle le rendait presque insupportable à des yeux humains » ; p.260 « Malgré moi, je fermai les yeux ». Le monstre est rejeté par un physique dont il n’est pas responsable, mais qui l’empêche de pouvoir se mêler au reste de ses semblables (n’oublions pas qu’il a été créé à partir de morceaux humains).

     Les actes, tout comme le physique, peuvent être à eux seuls un critère de monstruosité. Ils dépasseraient l’entendement, la logique comportementale, pour faire de l’exécuteur un monstre, que ce soit positivement ou négativement. Bien que dans l’intelligence collective on accorde au terme « monstre » une valeur négative, il est important de se rappeler que ça n’est pas vrai. Par exemple, un sportif, par des actes hors norme, sera positivement qualifié de monstre. Madame de Clèves, par ses actes vertueux, son honnêteté envers son mari, son refus de céder aux passions, est un monstre dans une société où le commérage et l’adultère sont monnaie courante (mais ne doit pas être su). Le sens le plus commun à « acte monstrueux » est le sens négatif, celui de la transgression, surtout morale, lorsque le coupable commet l’inacceptable.

     C’est bien sûr ce qui se produit dans American Psycho où Bateman, au-delà de tuer, prend plaisir à faire et voir souffrir, quel que soit l’âge de la victime. La description détaillée du narrateur (qui est Bateman) est abominable, horrible, elle ne correspond pas aux valeurs collectives. Ses actes ne sont aucunement justifiés, ils se suffisent à eux-mêmes à travers un personnage anormal. L’horreur physique (œil crevé, nez fendu en deux, cris, pattes arrières du chien brisées) est décrite avec calme, le caractère logiquement insoutenable n’apparaît pas. Au contraire, toute cette scène a ouvert l’appétit. L’horreur atteint son paroxysme dans le 2ème extrait lorsqu’il poignarde un enfant et se délecte du spectacle. L’ignominie est si grande qu’il va se faire passer pour un médecin et ainsi apprécier le spectacle de près et la réaction de la mère voyant son enfant en train de mourir. L’innocence même est ici attaquée, le personnage n’a plus rien d’humain, la tendance du lecteur serait de le rejeter. On comparera cet acte à celui du monstre de Frankenstein qui, sans prendre de plaisir, tue des innocents. La différence réside dans le fait qu’il est question de vengeance, il y a ici un motif, les meurtres sont justifiés (« justifiés » ne signifie pas que l’acte est acceptable, mais qu’il y a une raison à cet acte). Si Bateman est un psychopathe, son cas relèverait de la psychiatrie, et permettrait de justifier ses meurtres qui ne seraient plus des actes gratuits mais contrôlés par un défaut médical.

     D’un point de vue éthique, celui qui n’en a pas à certains égards est-il un monstre ? M. de Nemours peut être qualifié comme tel lorsqu’il tente de s’emparer de Mme de Clèves tout en sachant qu’elle est mariée, et que son mari l’aime. De telles actions sont-elles normales ? Alors qu’on appartient à une espèce extrêmement développée, peut-on se comporter comme un animal en convoitant la femme d’un autre, en essayant de la voler ? Ça ne correspond bien sûr pas aux caractéristiques qu’on attend d’un individu vivant en société. Définir Nemours comme un monstre est possible en relativisant, quoique ses actions auront coûté la vie à un homme et le bonheur à un couple. Les libertins Valmont et Mme de Merteuil sont pareils, leur (absence d’) éthique a un impact négatif sur la vie des autres et ils en tirent une satisfaction perverse.

VI. Qu’est-ce que l’acceptable ?
     Pour finir ce cours, on se demandera quelles sont les limites de l’acceptable. Comme on vient de le voir, le sujet est large et donner des définitions limitées n’est pas possible, il faut élargir au maximum. On se posera alors diverses questions (auxquelles il n’y a pas de réponse définitive, personne ne peut prétendre savoir la Vérité):
  · Qui fixe les limites ? Est-ce nous-mêmes, l’individu, ou un groupe, le collectif ?
  · Les règles ont-elles été établies dans l’intérêt collectif ou seulement celui de quelques personnes ?
  · Le jugement de la majorité est-il suffisant pour décider de ce qui est normal ou non ? Minorité est-elle synonyme d’anormalité ?
  · Les valeurs que l’on accorde à quelque chose (la vie par exemple) doivent-elles nécessairement correspondre à celles des autres ?
  · Le fait de nuire aux autres fait-il de moi un monstre ?
  · Qu’est-ce qui décide des limites et des domaines du plaisir ?

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